Qatar… [Partie 2]
Embourbée dans une panoplie de polémiques, la Coupe du monde au Qatar ne cesse de faire parler d’elle. Alors que le football a repris ses droits, et que le mondial a, pendant plus d’un mois, battu son plein, la rédaction de l’Âne Rouge vous propose de revenir de manière exhaustive sur les faits ayant rendu cette Coupe du Monde si controversée, et ce à travers une série d’articles, dont voici le second. L’objectif de celui-ci étant de décrire au mieux les conditions de vie des ouvriers qataris.
Une situation problématique
Avec l’organisation du Mondial en 2022, les questions sociales et interrogations concernant le traitement des ouvriers ont régulièrement fait surface. Ainsi, de nombreux rapports témoignent de conditions de travail proches de l’esclavage pour les travailleurs engagés dans la construction des 8 stades pour la Coupe du Monde.
Cependant, cette situation reste de mise au-delà des travaux footballistiques. En effet, de nombreux projets architecturaux démentiels sont en cours de construction, tels que des espaces culturels modernes, des lotissements résidentiels de luxe, des musées à l’architecture ultra-contemporaine…
Pour les ouvriers, les conditions de vie sont loin d’être simples. Les horaires sont lourds, la norme étant de six à sept jours de travail par semaine. De plus, les températures sont souvent élevées, et la chaleur étouffante rend les mouvements plus difficiles et augmente les risques pour le corps humain.
Qui plus est, le Haut-Commissariat des Nations unis rapportait, en 2019, que les discriminations raciales subies par les travailleurs, souvent étrangers, sont fréquentes.
Les accidents de travail sont également nombreux. Ainsi, bien qu’il soit compliqué d’avoir un nombre précis, étant donné que le Qatar ne recense pas ses morts, le nombre de 6500 ouvriers décédés lors de la construction des stades est souvent avancé.
Un mot est fréquemment utilisé pour désigner le quasi-esclavagisme dans lequel sont maintenus les ouvriers : celui de Kafala.
Le système de la Kafala
Afin de pouvoir mieux appréhender le système mis en place par le Qatar, il est intéressant de mettre en perspective différentes données démographiques, économiques et politiques.
Tout d’abord, le pays dépend quasi totalement de deux millions de migrants, ressortissants étrangers qui représentent à eux seuls 95% de la main-d’œuvre qatarie. Ceux-ci sont souvent originaires du Népal, du Sri Lanka, du Kenya, du Bangladesh ou des Philippines. En quittant leur famille, ils considèrent pour la plupart que leur séjour au Qatar n’est que temporaire.
De leur côté, les autorités qataries se reposent sur un système faisant ses preuves depuis le 19ème siècle, mais qui est entré dans une autre dimension dans les années 1950. En effet, à partir de ce moment-là, les flux migratoires venus de l’étranger vont graduellement s’intensifier.
Dans les années 70, cette intensification se poursuit, au fur et à mesure que le Qatar se développe économiquement. Les autorités qataries vont s’adapter à ce changement, en faisant passer le système de la Kafala sous l’égide du ministère de l’Intérieur, et non celui du Travail. Cette attribution est loin d’être sans importance. En effet, elle témoigne de la volonté des autorités qui ne désirent pas protéger les travailleurs mais les contrôler.
Ainsi, dès qu’ils arrivent dans le pays, les travailleurs ne bénéficient pas des mécanismes de protection sociale auxquels ont droit les citoyens qataris. Les travailleurs deviennent ainsi vulnérables, dans l’incapacité de se syndiquer, l’impossibilité de porter plainte contre leur employeur, celui-ci échappant sans crainte aux inspections du travail, menées par les autorités publiques. L’employeur a les pleins pouvoirs, il peut interdire à ses travailleurs de changer d’emploi. D’autres abus sont à déplorer, comme la confiscation des passeports, rendant tout retour dans le pays d’origine impossible pour les travailleurs. De plus, les salaires, s’ils sont versés, le sont souvent avec un retard considérable.
D’autre part, les frais de recrutement du Qatar sont élevés. Dès lors, la plupart des travailleurs arrivent déjà lourdement endettés, la tête pleine de promesses et de rêves d’une vie meilleure, qui se révélera bien moins glorieuse qu’espérée.
Géographiquement, aussi, les autorités qataries essayent de séparer les citoyens des ouvriers étrangers. Pour y parvenir, des camps sont construits pour héberger les travailleurs. La concentration de ceux-ci augmente d’année en année. Par exemple, la zone industrielle de Doha est passée de 62 000 à 364 000 habitants de 2004 à 2015. Sur papier, les camps sont présentés comme des projets immobiliers modernes, répondant à des standards de vie élevés. Cependant, dans les faits, les lotissements sont fréquemment insalubres. Les travailleurs dorment à plusieurs par chambre, sur des lits superposés métalliques. La cuisine et le lavabo sont communs à l’ensemble du camp, et celui-ci, en raison de la surpopulation, ne répond pas à des besoins fondamentaux tels que l’accès à l’eau ou l’évacuation des eaux usées. De plus, cette surpopulation mène à un risque sanitaire accru. Par exemple, la Covid-19 aurait fait de nombreuses victimes au sein de ces zones industrielles.
La Kafala est donc un outil de contrôle et d’assujettissement mis en place par les autorités qataries qui leur permet d’avoir une mainmise sur une très large population d’ouvriers.
Du changement à l’horizon ?
Sous le feu des critiques depuis l’attribution de la Coupe du Monde en 2010, les autorités qataries ont entrepris certaines réformes visant l’amélioration des conditions de vie des travailleurs. Ainsi, par exemple, en 2015, un système de protection des salaires (Wage Production System) a été mis en place. Celui-ci acte l’instauration d’un salaire minimum de 1000 riyals (soit 243 euros). Cela se révèle cependant insuffisant pour permettre aux ouvriers de vivre décemment.
Qui plus est, un véritable gouffre sépare les promesses faites sur papier par le gouvernement qatari et les applications de celles-ci sur le terrain.
Conclusion
En conclusion, même si un changement semble être possible, voire déjà enclenché, les progrès à faire pour la protection et l’amélioration des conditions de vie des travailleurs restent colossaux.
To be continued
Pierre
Références bibliographiques :
Harding D., “I do not wish to be anonymous’: Doctor becomes “first” Qatari to publicly come out as gay”, The Independent, 19 mai 2022.
Gonzalez G., Facing human capital changes of the 21st century: education and labor market initiatives in Lebanon, Oman, Qatar, and the United Arab Emirates, Doha, Rand Qatar Policy Institute, 2008, p.43.
PIRON J., Qatar, le pays des possédants : du désert à la Coupe du Monde, Luc Pires Editions, 2022.
ROBINSON K., “What is the kafala system?”, Council of Foreign Relations, 23 mars 2021.